Mobilité électrique et smart grid : quel potentiel actuel ?
Les montées en puissance des énergies renouvelables (EnR) et de la mobilité électrique font partie des leviers fondamentaux à activer afin de lutter contre le réchauffement climatique. La mise en place de smart grids locaux pourrait permettre, en plus d’optimiser l’utilisation des EnR, de créer des synergies intéressantes. Des expérimentations européennes sur quatre sites pilotes indiquent que les options pour leur déploiement sont nombreuses. Si la mise en place de systèmes à grande échelle nécessite encore une maturation technique et réglementaire, de petits réseaux (microgrids) sont déjà aisés à mettre en œuvre sur de nombreux cas d’usage. Un potentiel de réplication existe, à court et moyen termes, en Île-de-France, où le contexte énergétique est assez singulier.
En 2020, l’Union européenne a atteint les objectifs qu’elle s’était fixés en 2009 concernant la part des énergies renouvelables (EnR) dans la consommation, passée de 9,6 % à 22,1 %. Cette croissance a été particulièrement portée par le solaire (passé de 1 % à 14 % de la consommation sur la même période). Le Conseil européen a adopté, en octobre 2023, une nouvelle directive sur les EnR, visant à porter leur part à 42,5 % dans la consommation énergétique de l’UE d’ici 2030. La France, bien que seul pays européen à ne pas avoir atteint ses objectifs en 2020, continue de développer les EnR. En 2022, 24 % de l’électricité consommée dans l’Hexagone provenait de sources renouvelables, parmi lesquelles 40 % d’hydraulique, 35 % d’éolien et 17 % de photovoltaïque1. Réseau de transport d’électricité (RTE), le gestionnaire du réseau électrique national, escompte de forts développements de ces sources pour les transports d’ici 2035 (lire encadré plus bas).
UNE FORTE CROISSANCE À VENIR DE LA MOBILITÉ ÉLECTRIQUE EN MÊME TEMPS QUE CELLE DES ENR
Par ailleurs, la mobilité électrique connaît un essor indiscutable. En 2023, les parts de marché européennes des véhicules neufs électriques et hybrides rechargeables ont atteint respectivement 14,6 % et 7,7 %, dans un marché global en forte croissance par rapport à 2022 (+13,9 %)2. La France se situe globalement dans la moyenne, avec, pour l’ensemble de l’année 2023, une part de marché combinée (électrique et hybride rechargeable) à 22,8 % pour les véhicules particuliers et utilitaires. Les entreprises représentent 42 % des achats de véhicules électriques neufs et 76 % d’hybrides rechargeables4. Cette dynamique devrait s’accélérer avec l’arrivée annoncée par les constructeurs de nouveaux modèles à des prix abordables pour les ménages modestes5.
DES SYNERGIES POSSIBLES AVEC LES SMART GRIDS
L’essor massif des EnR, qui sont intermittentes, interroge sur l’équilibre de la production et de la consommation. La question du stockage des EnR produites s’avère centrale afin de pouvoir les consommer de manière différée. Les batteries des véhicules électriques constituent un potentiel important de stockage à disposition, pour peu qu’elles soient associées à la production d’électricité locale. Si des capacités de stockage supplémentaires sont nécessaires, des batteries fixes peuvent compléter le dispositif. Les smart grids sont des réseaux d’électricité qui, grâce aux nouvelles technologies et à la collecte d’informations en temps réel, permettent d’optimiser la consommation d’électricité issue de la production d’EnR. Afin de coordonner efficacement les différents composants du smart grid (production d’électricité, chargeurs, batteries des véhicules, batteries statiques…), il convient de les raccorder à un système central, qui viendra piloter les flux d’énergie au cours de la journée : un système de management de l’énergie (SME). Sur la base d’informations de production et de consommation récoltées sur une période préliminaire, ce système peut, par la suite, prédire et optimiser la gestion des flux selon différents critères : maximisation de l’autoconsommation, minimisation des émissions carbone ou des coûts d’électricité, etc.
PROJET EUROPÉEN CLEANMOBILENERGY : QUATRE SITES PILOTES
C’est dans cette optique d’optimisation de la consommation des énergies renouvelables que le projet européen Interreg CleanMobilEnergy (CME) a été mené de 2018 à 2023. Regroupant une dizaine de partenaires de six pays différents, dont L’Institut Paris Region, ce projet visait à expérimenter des smart grids locaux et autonomes associant production locale éolienne ou photovoltaïque et mobilité électrique, avec des types de véhicules diversifiés (voitures, véhicules utilitaires, vélos et trottinettes) et à des échelles variées, du plus simple au plus élaboré. Le site pilote de Londres rencontrant des difficultés financières (en lien avec les baisses de recettes tarifaires de Transport for London, consécutives à la crise sanitaire), il a été remplacé par un démonstrateur à Stuttgart. À Schwäbisch-Gmünd, ville allemande de 60 000 habitants, Unicorn Engineering, PME experte en développement d’infrastructures de charge pour véhicules électriques légers, a testé un microgrid pour les besoins de mobilité de ses salariés. Il est constitué de panneaux solaires d’une puissance totale de 1,5 kWc, installés sur une terrasse du bâtiment, d’une batterie de 4,5 kWh et de cinq chargeurs, permettant d’alimenter trois vélos et deux trottinettes. Ces véhicules peuvent être empruntés par les salariés, tant pour leurs trajets domicile-travail que pour des déplacements professionnels en journée. À Stuttgart, l’entreprise E-flow a développé neuf plateformes amovibles permettant le stationnement et le chargement de 30 vélos et trottinettes électriques. Cinq d’entre elles sont connectées au réseau électrique tandis que quatre sont totalement autonomes électriquement, grâce à des panneaux solaires et à des batteries. Ces plateformes et les véhicules électriques légers associés ont été mis à disposition dans des communes voisines à tour de rôle pendant des phases de test. Elles permettent de charger des véhicules légers réservés aux salariés d’une entreprise ou des véhicules en free-floating (en libre-service, sans station). Nottingham, en Angleterre, a, de son côté, construit un système de plus grande ampleur : 138 kWc de panneaux photovoltaïques ont été installés sur les toitures d’un dépôt appartenant à la ville pour alimenter une quarantaine de véhicules utilitaires, dont se servent les agents municipaux au quotidien. Les parkings municipaux ont été équipés de chargeurs à double sens (V2G), permettant de reverser les surplus d’énergie, stockés sur le réseau interne pour d’autres usages, notamment l’alimentation des bâtiments. Enfin, la ville d’Arnhem, aux Pays-Bas, s’est fixé des ambitions à une échelle beaucoup plus vaste : relier un parc solaire de 14 MWc et trois éoliennes d’une puissance totale de 7,5 MWc à son réseau de charge publique pour véhicules électriques (260 points de charge) ainsi qu’à l’alimentation électrique à quai de bateaux en maintenance (12 emplacements). Une batterie de stockage de 500 kWh est aussi associée au système. L’ambition, à terme, est que l’ensemble de la ville bénéficie du système. Ces différents sites pilotes ont fait l’objet d’une évaluation sociale, technique et économique. En revanche, le manque de recul depuis leur mise en place effective n’a pas encore permis de mesurer la réduction d’émissions de CO2 liée à l’emploi de la solution de pilotage de l’énergie.
DES DÉFIS LIÉS AU CARACTÈRE INNOVANT ET MULTIPARTENARIAL
La question de l’acceptabilité sociale de tels projets est à prendre en compte dès le début, non seulement pour y associer les acteurs et les sensibiliser, mais aussi pour anticiper certains impacts ou freins propres aux innovations. En plus des difficultés techniques à la mise en œuvre, certains sites pilotes ont découvert des lacunes dans leur réglementation nationale. D’autres ont été confrontés à des freins économiques liés au marché de l’énergie. En Allemagne, par exemple, les contrats d’électricité n’autorisent pas actuellement de décharger l’électricité d’une batterie sur le réseau électrique : il n’a donc pas été possible de tester cette fonction de l’EMS sur le site pilote de Schwäbisch-Gmünd. De plus, le portage politique du projet s’avère encore plus nécessaire dans le cas d’une innovation touchant à plusieurs domaines – l’énergie et le transport – et donc impliquant des acteurs aux intérêts pas toujours convergents. La multiplicité des acteurs potentiellement en jeu constitue aussi un point crucial. En ce qui concerne les trois premiers sites pilotes, l’ensemble des composantes du système se retrouvaient dans les mains d’un seul acteur institutionnel ou économique. Une telle configuration permet de piloter beaucoup plus aisément le SME (contraintes sur les heures d’utilisation des véhicules, arbitrages sur le critère économique ou écologique, etc.). A contrario, la forte fragmentation des acteurs, dans le cas d’Arnhem (producteur d’énergie / fournisseur d’énergie / exploitant des bornes de recharge électrique / exploitant du port), n’a pas permis de parvenir à des arbitrages satisfaisant tout le monde. De tels systèmes à l’échelle d’un quartier, voire d’une ville, nécessiteront encore de nombreuses explorations ainsi que des évolutions, tant des mentalités que de la tarification de l’énergie et de la réglementation, pour être déployés de manière concrète. Par ailleurs, comme tout projet innovant, le développement de tels systèmes nécessite de résoudre un certain nombre de « points durs » : la transversalité technique de tels systèmes, nécessitant des expertises diverses ; la compatibilité technique à assurer entre les composants (entre les véhicules et les chargeurs bidirectionnels, par exemple) ; l’accompagnement des usagers dans la découverte de la mobilité électrique et des contraintes potentiellement imposées par l’EMS (périodes de charge et niveau de batterie lors de la prise du véhicule)…
UN BUSINESS MODEL ÉMERGENT, QUI DEVRAIT SE RENFORCER DANS LES PROCHAINES ANNÉES
Au foisonnement d’architectures possibles d’un smart grid se superpose une diversité des conditions locales de mise en œuvre : les conditions climatiques ayant un impact sur la production d’électricité, les subventions, le cadre légal… Dès lors, il est difficile de conclure à leur rentabilité économique de manière systématique, mais il est possible d’identifier les facteurs qui la favorisent. Les véhicules électriques sont déjà, dans de nombreux cas, plus avantageux d’un point de vue financier que leurs homologues thermiques, en tenant compte de l’ensemble du cycle de vie du véhicule (achat, utilisation et maintenance). Cela se révèle particulièrement vrai pour les voitures de taille moyenne et réalisant au cours de leur vie un kilométrage important6. En France, pour un kilométrage de 120 000 km, tous les segments de véhicules particuliers électriques sont a priori plus avantageux financièrement sur l’ensemble de leur cycle de vie. Cet avantage financier se renforce si l’électricité utilisée pour charger le véhicule est bon marché. Or, une électricité renouvelable produite localement peut s’avérer moins chère que celle achetée sur le réseau (en fonction du type de technologie, de la méthode d’installation et de la durée de vie de l’équipement). La part d’autoconsommation devra être suffisamment élevée dans le smart grid, afin qu’il y ait une bonne adéquation entre production et consommation locales (lire encadré plus bas). À titre d’exemple, on peut estimer le nombre de kilomètres réalisés en théorie chaque jour par différents types de véhicules avec l’électricité produite par 1 kWc de panneau solaire, selon les saisons (voir infographie ci-dessous). Avec des panneaux solaires, la production d’énergie fluctue assez fortement, sous nos latitudes, selon les saisons (facteur 3,5 environ). Le kilométrage réalisable avec cette électricité est donc fortement réduit en hiver, alors que la voiture consomme davantage d’électricité pour le même kilométrage (besoins de chauffage et moindre performance de la batterie). Des appels d’électricité plus forts sur le réseau en hiver pourront donc s’avérer nécessaires pour compléter la production locale. Enfin, le cycle journalier de charge des véhicules s’avère lui aussi un facteur déterminant. En effet, pour qu’un tel système fonctionne, il convient qu’un nombre minimal de véhicules soient branchés au moment de la production d’énergie renouvelable, sous peine de devoir disposer de batteries statiques de stockage, ce qui peut impacter substantiellement l’équilibre financier du système. Dans un contexte de forte fluctuation des prix des carburants et de l’électricité achetée sur le réseau, la rentabilité de smart grids associant production locale d’électricité et mobilité électrique pourrait se renforcer fortement.
DES OPPORTUNITÉS DE RÉPLICATION
Si la mise en oeuvre de smarts grids à grande échelle reste complexe, des systèmes de microgrids voient d’ores et déjà le jour, et pourraient être répliqués. Les flottes de véhicules d’entreprise et du secteur public, dont l’achat de véhicules électriques est encadré par la loi d’orientation des mobilités (LOM) de 2019, représentent un gisement particulièrement intéressant. Si elles étaient associées à une production photovoltaïque locale en toiture sur les dépôts ou les locaux de bureaux, ou encore en ombrière sur les parkings, ces flottes captives se prêteraient bien à de tels systèmes, dans la mesure où leurs kilométrages sont prévisibles, et où les périodes de branchement pour charge sont connues ou maîtrisées. En France, on recense environ trois millions de véhicules appartenant à des personnes morales, dont la moitié sont regroupés au sein de parcs de plus de dix véhicules : un potentiel important pour la mobilité électrique et les smart grids.■
1. RTE, « Panorama de l’électricité renouvelable », 31 décembre 2022.
2. European Automobile Manufacturer’s Association, « New car registrations: +13,9 % in 2023; battery electric 14,6 % market share », janvier 2024.
3. RTE, bilan prévisionnel « Futurs énergétiques 2050 », édition 2023.
4. Concaténation des données issues des baromètres mensuels des immatriculations publiés par l’AVERE France, de janvier 2023 à décembre 2023.
5. Dany Nguyen-Luong, Vincent Pilloy (Inov360), « L’adoption de la voiture électrique entre dans une nouvelle phase », Note rapide n° 1 006, L’Institut Paris Region, mars 2024.
6. Leaseplan, Car Cost Index 2022.
DES OBJECTIFS FORTS DE DÉVELOPPEMENT DES ENR, PORTÉS PAR LE PHOTOVOLTAÏQUE
Dans sa vision prospective à l’horizon 20353, RTE propose un scénario baptisé « accélération réussie », dans lequel la production d’électricité photovoltaïque serait multipliée par un facteur entre 4 et 6, tandis que la production éolienne terrestre doublerait. Dans le même temps, la consommation d’électricité liée au transport terrestre serait multipliée par 6, avec une hypothèse d’environ 40 % des véhicules particuliers électrifiés, et 23 % des poids lourds. En Île-de-France, L’Institut Paris Region a identifié les gisements bruts de développement du photovoltaïque sur les toitures (17,6 TWh de production potentielle si l’ensemble des toitures étaient équipées) et sur les parkings (5,2 TWh), qui représentent 36 % de la consommation électrique régionale.
PUISSANCE ET ÉNERGIE : UNITÉS DE MESURE
La puissance « crête » d’une installation photovoltaïque correspond à la puissance maximale que cette dernière peut délivrer au réseau électrique. Elle s’exprime en watts « crête » (Wc) ainsi que ses multiples (par exemple MWc, correspondant à un million de Wc). Une énergie s’exprime en wattheure (Wh) : 1 Wh correspond à une énergie produite pendant une heure par une installation d’une puissance de 1 watt. 1 mégawattheure (MWh) correspondra ainsi à l’énergie produite par une installation de 1 mégawatt (MW) pendant une heure.
UN BON ÉQUILIBRE À RECHERCHER ENTRE CONSOMMATION ET PRODUCTION LOCALES
Si la production locale d’électricité est très faible par rapport aux besoins des véhicules électriques liés, la majeure partie de l’électricité devra être achetée sur le réseau. Dans le cas contraire, une grande partie de l’électricité produite sera reversée sur le réseau, à un prix généralement inférieur à celui du coût d’achat sur le réseau. Dans ces deux cas, on passe à côté de l’intérêt même du smart grid local.
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