Valérie Lallier-Bonnard, Directrice innovation et transition écologique EILOA, École internationale de logistique des œuvres d’art
Le rapport Décarbonons la culture du Shift Project
Le Shift Project est un think tank qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone. Sa mission est d’éclairer et d’influencer le débat sur la transition énergétique et climatique en Europe. Il a initié un Plan de transformation de l’économie française qui a vocation à alimenter le débat public. Ce rapport sur la culture est le cinquième rapport final publié.
Les pratiques culturelles occupent près de trois heures de notre emploi du temps quotidien et les ménages français y consacrent environ 4 % de leur budget. Avec près de 703 800 personnes travaillant dans le secteur, la culture emploie 2,6 % de la population active et génère 2,3 % du PIB français. La transition choisie et anticipée (plutôt que subie et non maîtrisée) a vocation à assurer un avenir au secteur et à ses professionnels, voire à lui imaginer une place grandissante dans nos vies. À travers son empreinte physique, le monde de la culture est aussi responsable que vulnérable face aux bouleversements et aux transformations à venir. Sa mobilisation est donc vitale. Si le secteur de la culture peut transformer nos imaginaires, il peut aussi transformer directement le réel : la culture peut contribuer, dès aujourd’hui, à la transition d’autres secteurs comme l’agriculture, le bâtiment, l’énergie, la mobilité, le numérique. Son lien étroit et majeur avec ces secteurs, dont elle dépend et qui interagissent avec elle, constitue une capacité : celle de devenir un moteur de la transition.
La sobriété culturelle
Le rapport du Shift ne définit pas la sobriété. Pour l’ADEME, la sobriété est un ensemble de mesures pratiques quotidiennes qui permettent d'éviter la demande en énergie, de matériaux, de terre et d'eau tout en assurant le bien-être de tous les êtres humains dans les limites de la planète.
On est sur un concept de modération et cela fait référence au "rien de trop" et dans la culture, le" rien de trop" s’oppose au "toujours plus".
Le SYNDEAC (Syndicat des entreprises artistiques et culturelles(1)) a écrit récemment, faisant référence à la quantité de production culturelle : “Nous, professionnels de la culture et, en quelque sorte, dépendants de la logique de "toujours plus". Toujours plus de créations voient le jour chaque année et dans de mauvaises conditions de production et sans possibilité d’être véritablement diffusées. Toujours plus de spectacles soufrent ainsi de n’être que très peu montrés. Toujours plus d’équipes artistiques d’équipes artistiques vivent sous la contrainte de la nouvelle création comme seul moteur de l’emploi et donc de la survie économique. Tout cela représente un immense gâchis que chacun, à sa place spécifique dans la chaîne de production, observe à regret.”Du point de vue de la qualité, il s’agit de prendre en compte la sobriété dans la création : trop de spectacles ou des spectacles avec trop de choses. On confond souvent pauvreté culturelle et appauvrissement culturel. Le contraire de toujours plus de spectacle c’est plus de spectacles du tout. On ne sait pas où est le bon curseur, où est la bonne sobriété. L'approche de la sobriété est encore celle de la restriction et de la pauvreté.
Il faut en fait se référer à la notion de besoin : on est dans le bon niveau de sobriété si on peut identifier le bon besoin culturel mais celui-ci n’est pas défini aujourd’hui, et en plus pas pour qui.
C'est la différence avec la sobriété énergétique qui répond à un besoin de chaleur, de fraicheur, d’éclairage... La culture est un besoin primaire pour certains et pour d’autres, cela peut aller jusqu’à un besoin d’accomplissement de soi (cf . Maslow).
Dans le rapport du Shift projet, on a travaillé sur comment parvenir à réduire les impacts de la culture, sans réfléchir au niveau de sobriété à atteindre, puisque ce niveau n'est pas consensuel.
Il y a plusieurs liens entre activité culturelle et changement climatique : il faut s’adapter aux températures. Quand il fait chaud, l’expérience culturelle peut être différente : des théâtres qui ferment l’été par exemple. La culture est aussi très dépendante de la matière et donc de la raréfaction des énergies et des ressources. Mais la culture est complètement absente des représentations des enjeux climatiques, on ne la trouve pas dans les secteurs évoqués dans la stratégie nationale bas carbone. En outre, la culture, même s'il existe de multiples réalités, ne s'est pas forcément toujours sentie concernée dans un premier temps par ces questions. On sent aujourd'hui un mouvement de fond pour se les approprier.
Le déplacement des visiteurs
Dans les festivals étudiés, 77% des émissions de gaz à effet de serre sont liées au déplacement des festivaliers mais aussi des employés et des artistes.
Pour les salles de concerts, la mobilité représente 62% des émissions.
Dans les musées, c’est la même chose. Quand vous êtes un grand musée national et que vous avez dans votre statut l'obligation de faire rayonner la France à l'international ou que vous avez dans votre convention d'objectifs avec le ministère de la Culture l'obligation de faire venir un million de touristes étrangers, voire de Chine, vous avez forcément une injonction contradictoire qui est d'inciter à la mobilité et notamment à la mobilité internationale.
En 2019, le cinéma a fait 213 millions d’entrées et 64% des spectateurs venaient en voiture et souvent en autosolisme.
Les artistes
Nos imaginaires se construisent aussi avec le mode de vie de nos artistes et de l'image qu’ils représentent. Quand un artiste se photographie dans son jet privé pour arriver au Festival de Cannes, on retrouve ces imaginaires construits autour de la fusée, de la voiture, de la viande, de la cigarette. Mais quand le Festival de Cannes fait sa soirée d'ouverture cool class trendy de dîner végétarien, cela renvoie une autre image donc les artistes ont aussi un rôle à jouer sur les imaginaires.
Le déplacement des œuvres
Si le poids et le volume des œuvres ont un impact certain sur le bilan carbone lié au fret, l’emballage des œuvres a lui-même un impact carbone à prendre en considération. En effet, pour leur transport, les œuvres sont emballées la plupart du temps en trois couches : pour protéger la surface de l’œuvre, pour protéger des vibrations et enfin pour protéger des chocs. C'est du coup quelque chose qui devient très lourd à transporter. Plus c'est lourd, plus c'est émissif. Cela va aussi nécessiter des moyens de grutage extrêmement importants. Le transport se fera par camion ou par avion. Cela dit, il faut se garder des analyses un peu simplistes : la sobriété dans l'exposition, ce n’est pas forcément réduire le nombre d'œuvres. Cela dépend également du poids, du mode de transport et du nombre de kilomètres parcourus.
Les festivals
Le transport du matériel et des œuvres représente un poids important tout comme le déplacement des festivaliers. Il est à noter également que le poids de l’énergie en termes de consommation et d’émission augmente quand les festivals sont organisés en périphérie car il faut avoir recours à des groupes électrogènes. Cela dit, de plus en plus de festivals font des efforts sur la gestion des déchets, le remplacement des groupes diesel par du solaire, etc.
Tout dans la culture est consommation de ressources : énergie, alimentation, mobilité, matériel, etc. Par exemple, 800 000 litres de bière sont vendus chaque année au Hellfest. Si un festival est végétarien, cela divise par 3 le poids de l’alimentation dans le bilan.
Les exemples existent aussi dans le cinéma : pour le tournage du film Spectre, sept Aston Martin ont été crashées sur le tournage, cela représente 15 tonnes de voiture. C'est aussi vrai pour les décors, les scénographies, les caisses de musée..., même si aujourd'hui on voit de plus en plus de cimaises réutilisables pour les éléments de scénographie, de plus en plus de réemploi des caisses : on donne des caisses pour le transport de matériel médical, pour faire des meubles...
Les propositions du Shift project pour décarboner
Typologie des mesures proposées par le Shift project
Sobriété culturelle heureuse
Le moyen de passer de la sobriété subie à une sobriété choisie est de dire que la sobriété peut-être une sobriété heureuse, selon l'expression de Pierre Rabhi ou une sobriété qui est propice à la création. La sobriété culturelle repose sur le temps long : quand vous prenez plus de temps, que vous faites moins de créations, que vous décidez que les compagnies qui, au lieu de venir pour jouer une pièce 3 ou 4 fois et repartir, vont rester sur le territoire, vont faire des actions de médiation, se produire pas seulement au théâtre mais aussi dans le musée ou la bibliothèque alors elles vont apporter un contenu culturel sous une forme sobre qui change la manière de penser et qui est propice à la création. Et cela nous ramène aussi au principe de simplicité volontaire, de simplicité heureuse qui date des années 30 inventée par Richard Gregg, où la simplicité est aussi une manière de trouver de l'épanouissement personnel. Pour le SYNDEAC, “Ralentir, ce n’est pas moins faire : c’est valoriser autrement le faire” : ce n’est pas moins de création c'est créer mieux et différemment, ce n'est pas moins de tournées, c'est tourner mieux et différemment, ce n’est pas moins de travail, c’est mieux et différemment et ce n'est pas moins d'argent.
L'art a aussi un rôle à jouer sur l'image qu'on se fait de la sobriété. Comme l’écrit Akira Kurosawa : “Peu importe le travail que le réalisateur, l'assistant réalisateur, le cameraman ou des techniciens mettent dans un film, le public ne sait jamais. Ce qu'il faut c'est leur montrer quelque chose de complet et sans excès. Lorsque vous filmez, bien sûr, vous ne filmez que ce que vous croyez nécessaire mais souvent, ce n'est qu’après l'avoir tourné que vous réalisez que vous n'en aviez pas besoin.”
Mathieu Boncour,
Directeur communication et RSE,
Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo est un centre d’art contemporain qui a fêté ses 20 ans en 2022.
Contrairement au musée, qui a pour fonction de conserver les œuvres, un centre d'art a pour mission de promouvoir et de divulguer la création contemporaine.
Notre mission de service public consiste à accompagner la création contemporaine sous toutes ses formes et notamment les artistes émergents en français et internationaux, mais nous accueillons aussi des artistes internationaux plus confirmés.
Nous avons un rythme de 3 saisons d'exposition par an.Le bâtiment, construit en 1937 dans le 16e arrondissement pour l'Exposition universelle, s’étend sur 22 000 m² et accueille non seulement un centre d'art mais également deux restaurants et une librairie.
Le réseau de froid urbain de la Ville de Paris est alimenté par plusieurs centrales de production d’énergie frigorifique. L’une d’entre elles est située, depuis 2006, dans les sous-sols du bâtiment du Palais de Tokyo.
Cette centrale, exploitée par la société Fraîcheur de Paris (Groupe Engie), concessionnaire du service public de la Ville de Paris, produit de l’eau glacée acheminée vers les bâtiments de ses clients, permettant un refroidissement sans système de climatisation.
L’installation utilise l’eau de la Seine (qui jouxte le site) pour produire l’énergie frigorifique du réseau.La fréquentation du Palais, c’est environ 700 000 visiteurs par an dont seulement la moitié vient voir les expositions.
Identifier les problématiques : la sobriété de l’ampoule
Pendant longtemps, la culture a cru qu’elle n’avait pas d’autre impact que de montrer de l’art et de transformer les imaginaires : les institutions culturelles n’auraient pas d’impacts négatifs.
C'est probablement l'erreur principale : en tant qu’industrie, nous faisons partie du problème.
On ne peut pas s'extraire nous-mêmes du monde dans lequel nous sommes et auquel nous participons complètement : logique évènementielle, addiction à la production, dopage à la fréquentation.
Quel est le principal indicateur de performance des politiques publiques de la culture ?
La fréquentation, mais sans aucun sans aucune considération pour la qualification des publics.
Or, les principales sources d'émissions de la culture sont les déplacements des visiteurs.Autre problématique, l’avant-garde : on se débarrasse d’une production au bout d’un temps extrêmement court pour renouveler absolument tout le corpus artistique parce que ce n’est plus la mode.
Dans les arts visuels, c'est une coquetterie des institutions culturelles de ne jamais réinviter un artiste avant 50 ans, alors qu'il a peut-être produit pour cette expo quelque chose qui n'a jamais été montré, qu’on pourrait montrer la saison d'après.
Et on ne fait pas tourner les expositions.La culture ne se rend pas compte de ces addictions.
Très peu de musées aujourd’hui ont un bilan carbone et la culture n’est ni formée, ni outillée.
Or, pour agir, il faut déjà chiffrer son impact et se former.
C’est d’autant plus problématique qu’on participe au changement climatique et qu’on est également victime : le Palais de Tokyo a fermé sa grande verrière dès l’été dernier à cause des températures.Le Palais de Tokyo a commencé sa mutation il y a quelques années et cela s’est accéléré avec la constitution d'une direction RSE en juin 2020.
On est passé à une vraie démarche d'entreprise avec un comité RSE qui se réunit une fois par mois et travaille à un plan d’actions.
Le bilan carbone
Quelques éléments de comparaison : Roland-Garros, 352 kg de CO2 par visiteur, accueil de la Fashion Week, 82 kg de CO2 par visiteur.
Le scope 3 du Palais représente 95% des émissions totales. Les émissions restantes sont du scope 2 : achats d’énergie.
Décomposition des émissions par poste
Dans la partie muséographie, les visiteurs sont la principale source d’émission (55%), suivis par les achats (28%).
À signaler qu’il n’y a que 15% de visiteurs étrangers, mais ils représentent 92% des 55%.À titre s’exemple, Universcience (Grand palais + Cité des sciences et de l'industrie(2)) vient de mettre en place une tarification incitative pour encourager les mobilités douces : en venant avec un casque de vélo au Palais de la Découverte ou à la Cité des sciences et de l’industrie, vous avez une réduction de 1.50 euro sur le billet.
Pour respecter l’objectif des 1,5°C, le Palais de Tokyo doit baisser ses émissions de 42% d’ici 2030.
Cela reposera sur deux axes :
- La "sobriété de l’ampoule" : relampage (LED), pas de climatisation, ni de chauffage, changement du parc informatique, baisse de la production des déchets liés aux expositions, charte de déplacements des salariés (prendre le train en dessous de 8 heures de train)...
Les mesures prises l’hiver dernier ont permis d’économiser 8% d’énergie.- La “sobriété du verre de vin” : aborder les changements de récits une fois que l’on a déjà travaillé tous les aspects précédents.
Pour atteindre la baisse de 42% des émissions, sous la houlette de notre président Guillaume Désanges, nous avons décidé de nous inspirer des principes de la permaculture (cf. Le petit traité de permaculture institutionnelle).
S’inspirer des principes de la permaculture pour faire de la... (perma)culture
Ce n'est pas le sol qui s'adapte à nous, mais nous qui devons nous adapter à notre terrain : notre bâtiment date de 1937 avec des toitures et des menuiseries d'origine, dans une ville dans laquelle il fait 40° l'été, s'adapter à son terrain signifie donc la fin des expositions dans la grande verrière l'été. Il faut aussi tirer parti des propriétés naturelles de notre bâtiment : pendant la saison d'été, l’entrée se fera par le sous-sol où il fait frais naturellement et où il n'est pas nécessaire de climatiser.
La permaculture nous apprend aussi l'usage raisonné de l'espace et du temps : les surfaces n’ont pas besoin d’être exploitées de façon aussi intense et partout, et ce n’est pas une demande des publics.
On peut aménager des lieux qui ne soient pas des lieux d'intensité de production : par exemple, on a créé une friche qui est un lieu de travail pour les artistes, donc une partie des mètres carrés n’est plus dédiée à la production d’expositions, mais à la production de pensée.
Dans le hall, on a reculé le contrôle de la billetterie pour aménager un espace d’usage libre.Pour l’utilisation raisonnée du temps et la question du temps long, le rythme d’expositions effréné n'est plus adapté, ce n’est pas permaculturel de jeter de la production et de la pensée : on peut inviter des artistes plus longtemps, réduire le nombre d’œuvres...
La sobriété est une désintoxication ultra créative
On peut imaginer de nouvelles façons de montrer les œuvres qui soient amusantes. C'était vraiment l'objet du traité "trouver une forme de sobriété réjouissante", car si on n’est que dans la RSE, c'est insuffisant.
L'objectif est de trouver une sobriété désirable : on ne réduit pas, on invente de nouveaux cheminements et de nouveaux rythmes. Par exemple, le nouveau magazine du Palais de Tokyo sera produit en interne et en fonction de l’actualité, il pourra changer de format.Dernière notion, l’écosystème, car on ne peut pas faire les transformations seuls.
D’une part, il faut échanger les données. D'autre part, il faut aussi mutualiser.
Le Palais de Tokyo produit des cimaises réutilisables et a gagné un appel d’offres lancé par Le Jeu de Paume.
Le Palais de Chaillot qui a des problèmes de place viendra répéter au Palais de Tokyo.
On entre alors dans une écologie territoriale intéressante : un des futurs possibles écologiques de la culture et de la sobriété, c'est l'écologie territoriale. Les logiques de compétition ne permettent pas cela.Il y a une volonté d’agir à l’échelle du Palais et à l’échelle collective mais le fait que les musées n’aient pas de syndicat est bloquant. Les autres industries des arts et de la culture sont représentées et cela leur permet d’avancer collectivement.
Par exemple, le SYNDEAC(1) a produit des propositions sur la mutation écologique du spectacle vivant.
La clé pour aller vers un mode de sobriété est de s’avouer que l’on fait partie du problème et d’avoir une forme d’humilité que nous apprend la permaculture.